Les enjeux pour la profession

Si les sujets RSE concernent désormais toutes les entreprises, cela inclut une adaptation de la part des experts-comptables et commissaires aux comptes dans leur accompagnement.

Durabilité ? Un sujet durable, qu’on le veuille ou non !

1972. Richard Nixon sonne l’heure de la détente avec le bloc de l’Est et entreprend deux historiques voyages diplomatiques, l’un en Chine, l’autre en URSS, tout en poursuivant le désengagement des forces américaines au Vietnam. Un avion transportant les rugbymen de l’équipe nationale d’Uruguay s’écrase dans la Cordillère des Andes, et les 16 rescapés, demeurés 72 jours dans la montagne avant d’être secourus, ne devront leur salut qu’à un terrible et insoutenable exercice d’anthropophagie. Les jeux olympiques d’été de Munich sont endeuillés par une prise d’otages sanglante. Et c’est aussi l’année du glaçant Bloody Sunday à Derry, en Irlande du Nord… 1972. En France, alors que l’on sent déjà bien que les Trente Glorieuses n’en dureront pas trente et une, les partis de gauche signent un programme commun et Georges Marchais prend les commandes du parti communiste. Tandis que le Concorde poursuit ses vols d’essai, 150 000 personnes manifestent contre l’extension du camp militaire du Larzac. Jacques Chancel lance Le Grand Echiquier sur Antenne 2 (France 2 pour les plus jeunes !). Eddy Merckx remporte une nouvelle fois le Tour de France, son 4e. Stanley Kubrick sort aussi son iconique Orange Mécanique, Neil Young son légendaire album Harvest. Les murs de Paris, qui voit rouler les premières R5 de Renault sur les pavés des Champs-Elysées, se tapissent des fesses de Michel Polnareff, qui chante On ira tous au Paradis… Avec tout ça, le rapport Meadows passe un peu sous les radars. C’est pourtant en 1972 qu’est édité ce premier document référence d’une indiscutable corrélation entre une croissance économique exponentielle et une dégénérescence environnementale qui n’a déjà plus rien de fantasmagorique. The Limits to Growth (Les limites à la croissance in french), plus connu donc sous le nom de rapport Meadows, du nom de ses auteurs, deux écologues, tire la sonnette d’alarme quant au fait qu’une société qui consomme et produit toujours plus, pollue aussi toujours plus et sera confrontée à la raréfaction des ressources. Ainsi, les scientifiques estiment que quels que soient les scénarios envisagés, la croissance infinie se heurtera nécessairement à des pénuries de matières premières. Les auteurs de l’ouvrage (rapport Meadows) conseillent donc aux dirigeants de réguler la croissance s’ils ne veulent pas assister à une multiplication des crises, des famines et même des guerres…
“Déjà, en 1972, les scientifiques estiment que la croissance infinie se heurtera nécessairement à des pénuries de matières premières”

Cinquante-deux ans plus tard, comment penser qu’ils n’étaient que des marchands de cauchemars, des prophètes à la petite semaine, des savants fous ? Toutes leurs prédictions s’avèrent justes, et la temporalité d’une vaste crise écologique s’est même accélérée. Ce en dépit d’une foultitude d’autres rapports (le Brundtland, publié en 1987, est lui aussi assez édifiant et éloquent) et de sommets mondiaux organisés entre temps, au gré desquels ils auront été nombreux, et pas forcément toujours les plus attendus sur le sujet, à dire que « la maison brûle ». Sans jamais parvenir à freiner les pyromanes…

1972, donc. Le culot de Nixon, les fesses de Polnareff, le rapport Meadows, une planète déjà incandescente… Mais que viennent donc bien faire aujourd’hui les experts-comptables et les commissaires aux comptes dans cette galère ? Eh bien figurez-vous que face aux pyromanes, on a peut-être trouvé chez eux des pompiers. Pas forcément ceux qui doivent déployer les lances, mais tout au moins ceux qui peuvent dégainer des extincteurs. À double titre : en intégrant d’abord la responsabilité sociétale et environnementale dans leur modèle d’affaire, et surtout en s’érigeant, comme ils le sont pour les questions financières et fiscales, comme les incontournables experts des enjeux de la durabilité auprès de leurs clients. Comment ? C’est assez simple. Si, si ! Et c’est ce que la lecture de ce hors-série vous enseignera.

D’abord en mettant en place, au sein même de vos entités, une politique RSE innovante et fiable. Certains cabinets ont déjà franchi le pas (petit ou grand, qu’importe, c’est un pas pour l’humanité !), et ne le regrettent aucunement. L’important étant de se lancer. Avec la perspective enthousiasmante de créer, dans sa propre entreprise, un écosystème dans lequel il fait bon travailler et rester (vous ne vous plaindrez plus – ou moins – de vos soucis de recrutement et de fidélisation !). Sans compter que prendre soin de la terre et des humains, c’est s’offrir un terreau fertile à l’innovation et à l’épanouissement…

“Nous sommes une profession pragmatique par essence, et le pragmatisme fait aujourd’hui qu’on ne peut plus négliger les notions RSE”

Et puis, parce que l’importance de la durabilité dans le monde des affaires n’a jamais été aussi prégnante qu’aujourd’hui, et le sera encore davantage demain, en se plongeant dans cette matière pour laquelle les clients vont rechercher de véritables experts, crédibles et forces de propositions. Pas des experts en carton, quoi, même si c’est recyclable ! Marie Lelieur, expert-comptable à Lille et élue du Conseil régional de l’Ordre, résume bien les enjeux :

“Nous sommes une profession pragmatique par essence, et le pragmatisme fait aujourd’hui qu’on ne peut plus négliger les notions RSE, que ce soit en tant que chef d’entreprise ou en qualité d’experts appelés à mesurer et auditer les performances de nos clients sur ces questions. Il en va de notre image et notre avenir !”

Limpide, non ?

Si vous répondez non à cette question, alors voilà un autre argument, développé lui par un client. Il s’appelle Christian Roquet et est président de Quadra Diffusion, référence dans le secteur de l’édition de logiciels sur les marchés de l’immobilier et de l’affichage publicitaire : « Il faut aux experts-comptables et commissaires comptables sortir de cette seule logique d’accompagnement sur les chiffres. On a beau adorer le nôtre, s’il ne devient pas notre interlocuteur sur les rapports extra financiers comme il l’est pour le reste, il y a de fortes chances pour qu’on change de crèmerie pour voir quelqu’un qui se charge de tout, qui plus est s’il accorde de l’intérêt à la matière. Car ces rapports vont prendre de plus en plus d’importance dans les négociations avec les investisseurs, les banques, les institutionnels, qui font déjà pour la plupart de la RSE un critère essentiel. »

Oui, c’est bien, mais c’est coûteux et chronophage de «se fader» une formation pour obtenir la certification, objecteront ceux qui sont arrivés à cette 78e ligne, 987 mots et 6 153 signes (espaces compris). Alors là, on vous sert la réflexion d’un pair, Hubert Tondeur, membre de la commission durabilité du conseil national de l’ordre des experts-comptables :

“C’est juste un problème d’acculturation. Les craintes ne sont pas fondées. Certes, il y a des milliers d’indicateurs à connaître et à apprivoiser, mais certains serviront plus que d’autres. Tous nos clients ne vont pas pêcher en haute mer avec des chalutiers de 200 mètres
de long !”

Et c’est d’ailleurs très bien comme ça…

L’INTERVIEW

Hubert Tondeur, expert-comptable, commissaire aux comptes, président de la commission durabilité du conseil national de l’Ordre des experts-comptables

Traiter des aspects RSE-durabilité, une aubaine ?

« Plus que d’une aubaine, je préfère parler d’une opportunité. Et d’une opportunité qu’il ne faut pas manquer de saisir ! En tout cas, il y a une volonté politique, qui est de faire en sorte que les entreprises puissent être désormais également mesurées et auditées sur leurs performances écologiques, environnementales, sociales et sociétales. Si ce n’est pas nous qui nous chargeons de le faire, d’autres seront ravis de s’en occuper à notre place ! »

“Ne pas comprendre les enjeux que ça représente, ce serait prendre le risque de perdre des clients, qui solliciteront ceux qui ont saisi l’importance de ces questions de durabilité.”

Qu’est-ce qui vous rend légitime à le faire ?

« Mesurer, rapporter, auditer et accompagner, c’est dans notre ADN. Nous sommes déjà au cœur de la vie des entreprises. Ce n’est pas parce que nous sommes appelés à traiter d’une matière qui n’était pas originellement la nôtre que nous devons nous trouver des excuses pour ne pas le faire. Ce n’est quand même pas la première fois que nous devons faire face à des évolutions. Nous avons toujours su nous adapter aux nouvelles normes, dompter les nouvelles règles, apprivoiser les nouveaux outils de mesure. Il n’y a pas de raison que ça ne soit pas encore le cas. »

Une façon de préserver le lien de confiance établi avec vos clients…

« C’est bien, c’est beau la confiance. Mais ça ne fait pas tout. Ce qui compte, c’est la compétence, et donc la légitimité. Voilà pourquoi il faut vite se mettre à la page sur les questions de durabilité si ça n’est pas déjà fait. D’abord parce qu’il faut avoir conscience que les enjeux RSE prennent et prendront de plus en plus d’importance, et qu’en qualité d’experts comptables ou de commissaires aux comptes, on ne peut pas ignorer que les questions financières (investissements, prêts, subventions…) en seront de plus en plus tributaires. Sans compter que les mesures fiscales seront d’autant plus incitatives que les entreprises montreront patte verte ! Ne pas comprendre les enjeux que ça représente, ce serait prendre le risque de perdre des clients, qui solliciteront ceux qui ont saisi l’importance de ces questions de durabilité. Car avant de parler de d’opportunité de développement, il est d’abord question de maintien de l‘activité ! »

Cette légitimité que vous évoquez passe également par une formation de 90 heures. Certain-e-s déplorent que la formation soit chronophage et coûteuse. Que leur répondez-vous ?

« Tout est fait pour proposer des formations étalées dans le temps, qui permettent à chacun de s’organiser pour ne pas empiéter sur son activité. Quant au coût, on parle de 1 500 à 2 000 euros, ce qui ne me parait pas insurmontable au regard des enjeux. Parmi lesquels il est question de l’attractivité de nos cabinets. Vis-à-vis de nos clients, auxquels on ne va quand même pas vendre des conseils périmés, mais aussi de nos collaborateurs. Les jeunes sur le point de rejoindre nos professions auront sans aucun doute envie d’intégrer des cabinets au fait des questions RSE, pour eux-mêmes s’y intéresser et en placer les vertus haut sur leur échelle de valeurs »

FOCUS
Réponses aux idées reçues

“LA RSE, c’est pour les grandes entreprises”

De plus en plus, investissements, prêts et subventions ne seront accordés qu’à la présentation d’une stratégie RSE audacieusement, en tout cas sérieusement pensée et menée, que l’on soit une multinationale ou une PME. Sans compter que les clients pour lesquels les sujets sociétaux et environnementaux sont importants prendront en considération ces critères dans le choix de travailler ou non avec une entreprise, selon les efforts qu’elle consent. Ça deviendra même un outil de promotion et une force de vente !

“La RSE, c’est seulement pour les entreprises qui polluent”

D’abord parce que tout le monde pollue. Parce qu’on part et revient du travail en voiture, parce qu’on travaille en voiture, parce qu’on se lâche sur la photocopieuse du bureau, parce qu’on n’éteint pas la lumière, le chauffage ou l’ordinateur en partant du bureau, parce qu’on ne trie pas ses déchets au bureau, parce qu’on ne nettoie pas sa boîte mails, parce que pour produire ses biens et ses services, on extrait des ressources qui utilisent de l’énergie majoritairement fossile… Ensuite parce que la RSE ne porte pas que sur les questions écologiques, mais aussi sur les sujets sociétaux, alors que ceux-là, s’ils sont bien traités, ne polluent plus l’ambiance au travail !

“La RSE, c’est juste de la com”

Ça porte un nom ça : le greenwhashing. Et quelques groupes dont les neurones des spécialistes du marketing atteignent des sommets où la main de l’homme n’a jamais mis le pied sont champions pour déployer les plus beaux mensonges, inventer de faux labels, construire un packaging trompeur… et réclamer au service com’ d’emballer le tout dans une belle plaquette en papier glacé. Mais tout se voit, tout se sait. Et gare à la chute… « verte-tigineuse ».

“La RSE, c’est incompatible avec la performance économique”

Alors là, il faut avoir suivi ses cours d’économie sous l’Ancien Régime pour ignorer qu’aujourd’hui, il est indéniable que la mise en place de mesures sociales favorisant le développement des compétences et un bon climat social, ne fait que renforcer l’implication des collaborateurs, et donc augmenter leur productivité.

“La RSE, oui, ben je verrai ça quand j’aurai le temps !”

Quand les poules auront des dents ? C’est qu’il sera alors trop tard…

“La RSE, c’est au patron d’y penser”

C’est bien s’il y pense. Mais ça n’empêche pas les salariés de faire des propositions. Qui n’a pas envie de travailler dans de meilleures conditions ? Et si ledit patron dit « banco », sans doute ne le regrettera-t-il pas, tant toutes les études convergent pour dire qu’une entreprise fortiche sur le plan RSE l’est souvent aussi sur le plan innovation et commercial ! CQFD.

Les 10 atouts d’une politique RSE
pour l’attractivité des cabinets

d’experts comptables et de commissaires aux comptes

1 Passer de l’intention à l’action. Les dirigeants reconnaissent, en dépit des convictions, leur difficulté à passer à l’action concrète. Une politique RSE permet justement de structurer, de coordonner, de mettre en méthode et en action. “Ce n’est pas que du bon sens”.

2 Se différencier. À court terme, dans un secteur encore assez peu engagé sur le sujet. Mais aussi à plus long terme si la politique est menée avec sincérité et en adéquation avec l’identité du Cabinet.

3 Penser l’identité de l’entreprise. Raison d’être, vision-mission… La politique RSE invite l’entreprise à se penser au-delà de son métier. Tant mieux. Si les métiers sont substituables, l’identité d’un cabinet est censée être unique !

4 Agir plutôt que subir. La RSE s’impose, assez rapidement, comme un critère de sélection des partenaires économiques. Nombre d’appels ou de cahiers des charges de référencement intègrent le critère pour sélectionner les partenaires.

5 Être aligné avec son “système”. Parce que la réussite d’une politique RSE implique d’agir collectivement, auprès des parties prenantes de l’entreprise, un cabinet ayant une politique de responsabilité sociale engagée peut attirer des clients, mais aussi des fournisseurs, qui partagent ces valeurs et cherchent à soutenir des entreprises responsables.

6 Attirer et retenir des talents. Une politique RSE forte peut aisément contribuer à attirer des talents motivés par des considérations éthiques, sociales et environnementales. Contrairement aux idées reçues, cette aspiration n’est pas uniquement générationnelle !

7 Motiver. Les employés qui se sentent fiers de travailler pour un cabinet engagé dans des initiatives RSE sont susceptibles d’être plus motivés et engagés. Une manière de prévenir le “quiet quitting*” ? (*démission silencieuse).

8 Partager. Du sens, des valeurs, des combats… parce qu’une entreprise demeure un groupement d’hommes et de femmes, donc de citoyens autant que de professionnels.

9 Améliorer son image “de marque”. Une politique RSE ne peut, et ne doit pas, se résumer à un coup de com, mais elle peut contribuer à l’amélioration de l’image de l’entreprise. Ce point est d’autant plus important dans un métier encore caricaturé dans sa représentation.

10 Réduire les risques. Et si vos pratiques ou votre absence d’action étaient mises en cause ?